Une promenade dans l’un des communs fonciers montre que le droit à l’autonomie garantit une gestion responsable des ressources naturelles.
Gretchen Walters et Alain Levet
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Le chemin de Stevenson, un sentier sinueux de 220 km à travers le centre de la France, passe par les forêts du massif de Mercoire, dans le département de la Lozère. Le Mercoire, qui fait partie du Massif central français, couvre une superficie de 10,000 ha autour du sommet de la Gardille (1,503 m). Certaines hêtraies anciennes appartiennent à divers villages, comme ceux de la commune de Luc : Chasseradès, Saint-Frézal-d’Albuges, Chaudeyrac, Saint-Flour-de-Mercoire et Cheylard-l’Evêque.
C’est là que l’écrivain écossais Robert Louis Stevenson, connu pour son livre L’île au trésor, a randonné avec sa mule Modestine à l’automne 1878. Après une journée pénible sous la pluie et la grêle et une nuit de camping à la belle étoile, il arriva au village de Cheylard-l’Evêque.
Dans son carnet de voyage, Voyage avec une âne dans les Cévennes (1879), Stevenson écrit :
« Je me trouvais aux abords d’un petit bois de bouleaux, parsemé de quelques hêtres ; derrière, il jouxtait un autre bois de sapins ; et devant, il s’interrompait et s’enfonçait en ordre ouvert dans un vallon peu profond et couvert de prairies. Tout autour, il y avait des collines dénudées, certaines proches, d’autres lointaines, selon que la perspective se fermait ou s’ouvrait, mais apparemment pas beaucoup plus hautes que les autres. Le vent faisait se blottir les arbres. Les taches dorées de l’automne dans les bouleaux se balançaient en frissonnant. » (p. 35)
Aujourd’hui, de nombreux touristes empruntent chaque année ce sentier à travers cette belle campagne, inspirés par les mots de Stevenson traduits à maintes reprises en français. Mais combien de randonneurs savent qu’ils traversent un paysage géré par l’homme depuis des siècles ? Même Stevenson ne semblait pas le savoir, malgré ses observations sur ces gens et leur paysage.
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La campagne française est parsemée de milliers de biens communs fonciers, dont beaucoup restent cachés à la vue — et aux politiques — mais qui contribuent aux moyens de subsistance et à la santé des écosystèmes. Ces communs fonciers portent des noms variés : sections de commune, cayolar, consortage, marais, patus, pateq, et bien d’autres encore. Les sections de commune, qui sont les plus fréquentes, sont au nombre d’autour de 40,000 en France.
La plupart des sections de commune ne sont pas autorisées à se doter d’un organe décisionnel car, selon la loi, elles sont trop petites. Seules certaines des plus grandes sections de commune sont habilitées à s’autogouverner par le biais d’une commission syndicale, un organe décisionnel qui donne aux populations locales une certaine influence dans la prise de décision concernant leurs propres terres et ressources. Même lorsqu’une section de commune dispose d’un organe décisionnel, son maintien n’est pas automatique : la Commission syndicale doit présenter une nouvelle demande tous les six ans, dans les six mois qui suivent les élections locales. Restreindre la possibilité de constituer une commission syndicale est l’une des façons pour le gouvernement français de tuer les sections de commune.
Après la Révolution française de 1789 et jusqu’en 2013, l’État a régulièrement adopté des lois qui réduisent la capacité des sections de commune à gérer leurs terres. La loi de 2013 a placé la plupart de ces biens communs sous la tutelle des autorités locales, sans consultation des ayants droit et en excluant leur droit à l’autogestion. Sans commission syndicale, les ayants droit ont peu de moyens reconnus légalement pour agir et pour gérer leurs territoires et leurs ressources. Dans ces conditions, comme l’exige la législation, de nombreuses décisions doivent être prises en collaboration avec les autorités locales élues, ce qui conduit souvent à des conflits avec ces autorités.
Depuis des siècles, les habitants gèrent leurs ressources de manière indépendante. La forêt a une histoire intime, liée à l’autonomie et à l’identité.
Il ne resterait plus qu’une vingtaine de Commissions syndicales dans toute la France. Cheylard-l’Evêque, petit hameau d’une trentaine d’habitants, est l’une des rares sections de commune de tout le pays à avoir réussi à conserver sa commission syndicale malgré ces contestations juridiques au fil du temps. Le hameau a une longue histoire, puisqu’il est autogéré depuis des générations. Depuis des siècles, les habitants gèrent leurs ressources de manière indépendante. La forêt a une histoire intime, liée à l’autonomie et à l’identité. Elle jette un pont entre le passé et l’avenir par l’intermédiaire de ceux qui l’entretiennent.
En juin 2022, nous avons parcouru la forêt de Cheylard-l’Evêque avec le président de la commission syndicale, Philippe Pin. Comme pour toute forêt entretenue depuis des siècles, parcourir cette forêt, c’est parcourir l’histoire de son entretien, parcelle par parcelle. La forêt est tantôt plus jeune, tantôt plus vieille, tantôt composée d’essences différentes, à l’image de ce que Stevenson a observé ici en 1878. Une parcelle peut contenir du bois qui peut être coupé et vendu. Une autre parcelle peut être consacrée à la pratique ancestrale de l’affouage (récolte de bois de chauffage par les ayants droit). Ici, dix-sept affouagistes obtiennent chaque année environ dix mètres cubes de bois pour chaque ménage.
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Il serait regrettable, dans un pays aussi ancien que la France, d’oublier plusieurs millénaires d’histoire, une longue suite de populations rurales qui ont façonné les paysages et transformé les forêts originelles ! Aujourd’hui, la France reconnaît les forêts de Mercoire comme Zone Naturelle d’Intérêt Écologique, Faunistique et Floristique en raison de leur biodiversité. Mais dès 1724, l’abbé L’Ouvreleul mentionne ces forêts dans son livre Notes historiques du Gévaudan et de ses huit barons, où il évoque « une forêt très épaisse, composée de touffes de hêtres, fournissant du bois à une partie du Haut-Gévaudan et peuplée de sangliers, de chevreuils et de faisans [il entend par là le grand tétras occidental, Tetrao urogallus]. » Et pour comprendre l’origine de ces forêts, il faut remonter encore plus loin dans le temps.
Le nom « Mercoire » vient de l’époque où les légions romaines imposèrent aux peuples gaulois de la région des noms issus de leur propre religion. C’est ainsi que Mercure, l’un des dieux les plus importants du panthéon romain, s’est imposé là où les divinités celtiques étaient vénérées autour des sources de la forêt, par des druides influents, détenteurs d’un vaste savoir et d’une haute autorité morale. La forêt était parsemée d’arbres à forte signification spirituelle, aux racines profondément enfoncées dans la terre depuis la nuit des temps et aux cimes élancées et bruissantes, reliant la terre et l’univers céleste, le vivant et le sacré.
A cette époque, les Gaulois respectaient la forêt et vivaient en harmonie avec elle, tout en pratiquant une subsistance artisanale. En revanche, les colonisateurs romains ont utilisé la forêt à leur profit, y puisant sans retenue le bois pour la construction, les meubles, les outils, le commerce avec les chantiers navals méditerranéens, jusqu’à l’épuisement des ressources.
Après la chute de l’Empire romain et plusieurs invasions barbares, les nouveaux colonisateurs ont apporté avec eux un système féodal qui asservit les campagnes ; ils s’approprient les terres et les forêts. Les paysans deviennent les sujets du seigneur, contraints de céder une partie de leurs maigres récoltes de céréales, de volailles et de fromages en échange de bois de chauffage et de construction. Le droit de collecter les ressources forestières était si crucial que les paysans ont cherché à faire inscrire ces droits par écrit et à les faire valider par des notaires au nom de leurs communautés. Ces documents, retrouvés dans les archives, constituent aujourd’hui la base des droits sur les ressources forestières.
Le droit de collecter les ressources forestières était si crucial que les paysans ont cherché à faire inscrire ces droits par écrit et à les faire valider par des notaires au nom de leurs communautés.
Cheylard l’Evêque a été acquis au XIVe siècle par le seigneur évêque de Mende. L’évêché a cependant perdu le contrôle du village à la fin des années 1700, pendant la Révolution française, lorsque les révolutionnaires ont détruit la grande tour fortifiée qui stockait les produits prélevés au titre de l’impôt (d’où le nom du village, Cheylard, qui signifie « château » en langue occitane). C’était le village le plus peuplé de la région et, après la Révolution, les droits d’affouage et l’accès aux champs agricoles et aux pâturages ont fait l’objet d’une lutte acharnée entre les grands propriétaires terriens et les familles les plus pauvres (et les plus nombreuses). En 1857, la Forêt Sectionnelle du Cheylard l’Evêque est créée par décret impérial et soumise au Régime Forestier. La forêt sectionnelle s’est agrandie au fil du temps et, en 1976, plusieurs zones ont été ajoutées pour atteindre la superficie actuelle de 292 ha.
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La commission syndicale de Cheylard-l’Evêque a toujours pris des décisions en matière d’exploitation agricole ou forestière. Aujourd’hui, avec l’Office National des Forêts, elle participe en tant que propriétaire au choix des essences forestières à planter et donne ou non son accord sur les modes de gestion et les projets de récolte. La forêt est certifiée par le Programme de reconnaissance des certifications forestières. Comme le dit Philippe Pin, président de la commission syndicale, lorsqu’il était maire du village, le fait qu’une commission gère la forêt en partenariat avec la mairie lui permettait d’avoir « une chose de moins à faire » et enlevait la charge de la gestion forestière à une petite commune.
Pour les habitants de Cheylard-l’Evêque d’aujourd’hui, explique Christian Mourges, membre de la commission syndicale, la section de commune « permet d’équilibrer la nature, car on participe à la gestion d’un territoire d’une part, et d’autre part on s’occupe du côté économique, ce qui n’est pas négligeable, car cela nous permet…de participer à la petite production agricole du village et d’aider aux travaux publics. »
Aujourd’hui, les habitants du hameau considèrent les forêts à la fois comme des espaces abritant la biodiversité et comme des sources de bois de chauffage pour passer les hivers rigoureux. Avec l’augmentation du prix des combustibles et le désir d’obtenir du bois de chauffage de provenance locale, les gens valorisent la proximité et s’intéressent à l’ancienne pratique de l’affouage. Comme le montre le sentier Stevenson qui traverse ces terres collectives, les forêts sont également devenues d’importantes destinations touristiques. Par-dessus tout, ces forêts ont une signification profonde pour les populations locales, leur donnant un sentiment d’appartenance.
Ces forêts ont une signification profonde pour les populations locales, leur donnant un sentiment d’appartenance.
Pour le co-auteur Alain Levet, la forêt et les pâturages de la section de commune sont une extension du village, où l’on ne se sent pas étranger. En se promenant, on n’est pas « chez quelqu’un » mais plutôt « chez soi. » Pour lui, les habitants du Cheylard se sentent concernés par tout ce qui s’y passe et n’hésitent pas à exprimer leurs sentiments aux représentants de la Commission Syndicale. Même la coupe du bois de chauffage pour la communauté se fait en sachant que d’autres auront un œil sur le travail.
En 2019, des sénateurs ont proposé une loi visant à s’approprier les sections de commune restantes, en les abolissant, en supprimant les droits des communautés et en plaçant les terres sous le contrôle de la municipalité. Une fois de plus, cette loi a été présentée sans tenir compte de la contribution des sections de commune au maintien de la biodiversité et à la multifonctionnalité de la forêt. Heureusement, l’initiative sénatoriale a échoué à la fin de l’année 2022. Néanmoins, les contributions des sections de commune ne sont pas reconnues malgré les nombreux cas où, comme l’a démontré une étude des Conservatoires botaniques nationaux de France en 2022, les biens communs fonciers abritent une biodiversité élevée et inhabituelle, établissant ainsi un lien entre la gestion commune des terres et la qualité des habitats naturels. Une autre étude, également publiée en 2022 par le Comité national français de l’Union internationale pour la conservation de la nature, portant spécifiquement sur Cheylard-l’Evêque, a clairement montré que lorsque les communs ont le droit de s’autogérer, ils peuvent gérer efficacement leurs ressources et conserver la biodiversité.
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Ayants droit, décideurs et chercheurs travaillent de plus en plus ensemble pour mettre en lumière les nombreux atouts de ces communs fonciers et pour changer la loi afin qu’elle reconnaisse et protège ces communs. Ce n’est qu’en conservant les droits de gestion de ces communs sur l’ensemble du territoire français que nous pourrons préserver notre patrimoine bioculturel.
Lorsque les communs ont le droit de s’autogérer, ils peuvent gérer efficacement leurs ressources et conserver la biodiversité.
Il n’y a pas si longtemps, les druides celtes de ces forêts cherchaient à protéger les hommes de l’avidité qui les pousse à détruire la nature. Aujourd’hui, ces notions ancestrales commencent à reprendre le dessus. À la fin de notre promenade dans la forêt, nous avons remercié les vieux hêtres pour ce voyage sur la terre des ancêtres. Les arbres nous ont répondu par le craquement de leurs racines anciennes.
(Traduction par Pierre Yves Delcourt)
Lire la traduction anglaise de cette histoire.
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Gretchen Walters est anthropologue et botaniste à l’Université de Lausanne. Elle a travaillé sur la conservation de la nature et les biens communs en Afrique centrale et en Europe occidentale au cours des deux dernières décennies. Elle est titulaire de droits dans une section de commune dans le département de l’Ain en France et membre de la Force de Défense du Droit et Biens des Communautés Villageoises et des Membres de Sections de Commune (AFASC).
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Alain Levet est forestier retraité de l’Office National des Forêts. Il a travaillé dans les forêts sectionales du Morvan (région Bourgogne), des Alpes de Haute-Provence et de la Lozère, où il est membre de l’AFASC depuis vingt ans. Il est également membre de la Commission Syndicale de la section de commune de Cheylard-l’Evêque.